La vie de Karen ne s’arrête pas à la page 364 d’Éprise au piège. Je vous en livre aujourd’hui un extrait pour rappeler que, comme le transmet je l’espère le roman, rien n’est jamais joué, rien n’est jamais perdu, « le tout est de ne pas baisser les bras », comme je l’écrivais récemment à l’un de mes lecteurs.
Nouvelle vue, nouvelle vie.
Je viens de plonger dans un monde de beauté. Une symphonie de couleurs, une harmonie de dégradés qu’il m’était impossible de saisir jusqu’alors. Une petite pluie de printemps se transforme en danse de lumière, chaque goutte renvoie son éclat et fait rayonner le paysage tel un collier de diamants. Le sol dallé n’est plus simplement mouillé, il scintille de toutes parts ; chaque pierre selon sa texture et sa couleur reflète le ciel bleu-gris de manière différente et renvoie sa propre teinte. Les nuages qui parsèment le ciel ne sont plus simplement gris et ternes, ils sont parés de dégradés de violets, de bleus, de blancs qui tirent sur le rose suivant leur exposition aux rayons du soleil. J’ai devant moi l’un de ces tableaux souvent admirés, l’ai pensif, face auxquels je songeais que les artistes interprétaient de jolies couleurs irréelles un ciel qui n’en présentait jamais tant à mes yeux. Je saisis aujourd’hui qu’ils ne fantasmaient pas. Le ciel, les nuages, les dégradés sont réellement sublimes. Chaque jour depuis mes opérations je vais de découverte en découverte et apprends les splendeurs d’un monde qui m’échappaient totalement.
Le verdoiement de la nature m’a frappée dès le début. Auparavant tout était presque identique à mes yeux. Rien ne ressemblait plus au vert de l’herbe que le vert d’un feuillage. Les sapins m’apparaissaient certes plus foncés, tout comme une forêt dans le lointain, mais il n’existait somme toute que de trop rares différences. Voir la nature avec mes nouveaux yeux est un véritable choc. Elle rayonne de mille dégradés changeants en fonction de l’heure du jour, du temps, et j’imagine sans mal maintenant que tout se transforme encore au fil des saisons. Je ne me lasse pas de découvrir le ton vif du vert d’une jeune pousse qui se détache du vert plus sombre du reste de la plante. Je ne me lasse pas de comparer la teinte du feuillage du noisetier avec celle du bouleau. Chaque arbuste affiche sa couleur, chaque fleur sa nuance, chaque bosquet présente son dégradé, tout est lumineux, éclatant, vivant. Une telle beauté m’a brusquement éblouie et m’a fait prendre conscience de tout ce qui m’était inaccessible. Cette palette de couleurs semble sans limite. Que dire du bleu ? Tout comme le vert il m’offre des teintes fascinantes. Lorsque je m’assois au bord de la plage et que mer et ciel s’unissent à l’horizon, mon regard plonge dans ces bleus, s’en repaît et s’y noie avec délectation. Des bleus profonds, des bleus lumineux, des bleus pâles, des bleus foncés, des bleus violacés, des bleu-blanc ; là aussi la multitude de nuances semble ne pas avoir de limites et je n’aurais pas assez du reste de ma vie pour toutes les admirer. Comme j’aimerais être peintre à cet instant !
Le monde morose qui était le mien depuis trente-six ans a été balayé d’un seul coup. Mes yeux n’avaient toujours vu que flou, brouillé, et lorsque les lunettes ou les lentilles m’offraient un univers plus net et distinct il n’en restait pas moins banal, terne, insaisissable, lointain. Ma très mauvaise vue m’a toujours mise à l’écart des vraies images que ceux qui voient bien perçoivent au quotidien. J’ai toujours éprouvé le sentiment de rater quelque chose, de passer à côté de la réalité, d’être handicapée, finalement. Cette sensation n’a jamais cessé d’augmenter au fur et à mesure que la myopie gagnait du terrain, ennemie depuis toujours honnie. Je n’imaginais pas avoir autant raison… J’ai toujours rêvé avoir de nouveaux yeux et voir enfin sans corrections, pouvoir m’extirper de ce monde flou, incertain et inexact. M’extraire de ce brouillard qui ralentissait tout, de mes mouvements à ma lecture jusqu’à ma perception des gens, des traits de leur visage, leurs regards, leurs émotions à travers ces regards…
Aujourd’hui l’un de mes rêves les plus chers vient de se réaliser. Encore un ! Des implants me permettent d’accéder à des milliers de nouvelles données, de nouvelles informations, à ce paysage d’une netteté si riche que j’en ai le vertige. J’ai longtemps hésité à franchir le pas d’une telle opération. Toucher aux yeux n’est pas anodin. Perdre la vue, même la plus pitoyable, était un risque que je n’ai pas été prête à prendre pendant longtemps. Jusqu’au jour où, l’année dernière, la cataracte s’est invitée dans l’équation, aux deux yeux. L’issue était inéluctable, la solution inévitable. J’ai alors poussé la porte du cabinet du chirurgien auquel j’allais confier ma vue… non sans quelques craintes. Encore un excellent choix. Je dis « encore » parce que je les accumule, en ce moment, les choix judicieux. Renverser la courbe de l’échec, des douleurs et des malheurs, en courbe du bonheur et de la réussite change la saveur de la vie. Je retrouve la petite fille de huit ans qui a sur la langue ces chewing-gums qui pétillent. Je retrouve la jeune fille de quinze ans qui chante les yeux fermés devant sa chaîne hi-fi, concentrée sur les émotions que fait naître la musique en elle. Je me retrouve enfin, comme dans tout ce que j’accomplis depuis quatre ans.
Je n’ai plus mal, je ne ressens plus la tension permanente imposée par les lentilles sur mes yeux ni le tiraillement incessant imposé par le travail d’adaptation nécessaire avec le port de lunettes. Terminé le cercle de flou qui demeurait autour de chaque œil lorsque mes lunettes, ces affreux culs de bouteille, trônaient sur mon nez. Terminé le voile flou qui allait et venait selon mes clignements de paupières ou ma fatigue lorsque je portais mes lentilles. Terminée la douleur insidieuse qui progressait durant mes lectures, terminée la fatigue du soir, terminé le passage du monde du presque net au monde du quasi aveugle, terminées tant d’entraves ! Je vois clair tout le temps, sans douleur, sans contrainte hormis celle de laisser tomber quelques gouttes dans mes yeux chaque jour, ce qui n’a franchement rien d’astreignant.
C’est une nouvelle page de ma vie que je vais écrire désormais. Une nouvelle existence que je vais construire. Tout s’imbrique à merveille et la continuité des événements a quelque chose de fascinant. Ma vie d’hier est terminée, la transition ne s’est pas faite sans heurts mais elle a bien eu lieu et je pressens qu’elle s’achèvera en douceur. J’ai connu le dur revers d’une médaille que je compte bien décrocher à présent. Je vais de l’avant sans regret, les yeux grands ouverts tournés vers ce futur limpide qui s’offre à moi. Je suis prête pour ma nouvelle vie.